Analyse
Le dernier voyage de l’Elbeik ?
Les navires bétaillers qui transportent des animaux vivants doivent être davantage sécurisés
Nathalie Soisson
Le 6 août 2021, dans l’après-midi, un grave incendie s’est déclaré à bord du navire « bétailler » Elbeik, de sinistre mémoire, alors au mouillage au large de Tarragone (1) .
Le feu a débuté dans les quartiers de vie du navire avant de gagner la passerelle. L’équipage, incapable de l’éteindre avec les seuls moyens du bord, a dû se résoudre à demander l’aide des autorités espagnoles. L’intervention d’un organisme de secours spécialisé s’est révélé insuffisant du fait de la défaillance du système anti-incendie du navire. Il a alors été décidé d’évacuer les 18 membres d’équipage et de le conduire à quai au port de Tarragone.
Il aura fallu pas moins de deux remorqueurs et vingt unités de pompiers locaux pour venir à bout de cet incendie, le lendemain. Heureusement le navire était alors en attente de sa « cargaison » et aucun animal ne se trouvait à bord.
On imagine sans peine la terreur, les mouvements de panique, l’horreur qui s’en seraient suivis, s’il en avait été autrement.
Le cauchemar des animaux prisonniers des navires
L’Elbeik n’est pas un navire inconnu, même du grand public. On se souvient de la terrible odyssée de ce navire, alors chargé de 1770 bovins, contraint pour des raisons sanitaires (dont la pertinence est toujours douteuse) à faire des ronds en Mer Méditerranée, de décembre 2020 à mars 2021. Finalement 180 bovins sont morts pendant l’attente et ont été jetés par-dessus bord avant que le navire ne soit autorisé à revenir à son point de départ, le port de Cartagène, où le reste des animaux, considérablement affaibli et déshydraté, a été tué dans un abattoir de fortune, sur le quai même.
Cet événement avait conduit des ONG à demander que sa licence soit retirée et qu’il soit interdit de navigation dans les eaux espagnoles. En vain ! Qui s’étonnerait aujourd’hui de la survenance de cet incendie ? Aucun de ceux qui savent que ce navire - a 54 ans, et est dédié au transport de bétail principalement d’Espagne vers le Liban, la Turquie, ou encore l’Algérie,
- a fait l’objet d’une conversion à 27 ans, déjà assez vieux pour qu’on renonce à l’utiliser pour des cargaisons plus rentables, - bat le pavillon du Togo, classé sur la liste noire du Memorandum de Paris (68ème sur 70 pavillons classés), - a déjà porté 7 noms et eu sans doute autant de propriétaires, réels ou sociétés-écrans,
- est classé auprès de la société International Naval Surveys Bureau qui, sans surprise, n’est pas un des membres de l’IACS, International Association of Classification Societies, qui regroupe les sociétés de classification les plus réputées, indices largement suffisants pour le considérer comme un navire à haut risque.
Les navires touchant les ports européens sont soumis à l’accord international appelé le Memorandum d’entente de Paris sur le contrôle des navires, qui prévoit que la qualité des navires et leur conformité aux législations et conventions applicables doivent être contrôlées lors d’inspections réalisées par des professionnels agréés. Les inspecteurs notent le cas échéant les déficiences relevées, dont les plus graves peuvent conduire à la détention des navires au port, au retrait de leur certification ou encore à leur exclusion des eaux européennes. Bien que, ces deux dernières décennies, des progrès évidents et constants puissent être constatés en matière de sécurité maritime, force est de constater que tous les types de navires n’en bénéficient pas.
Que dit la législation?
Plusieurs législations, y compris européennes et françaises, reconnaissent les animaux vivants comme étant des êtres doués de sensibilité, voire « sentients ». Néanmoins, en 2020 encore, les navires qui les transportent détiennent de très loin le triste record des pires navires-poubelles que l’on puisse croiser sur les mers. Ainsi, 95,1% des inspections sur ces navires ont révélé des déficiences. Et ils totalisent plus de détentions que n’importe quel autre type de navires : 11% des navires inspectés ont fait l’objet d’une détention contre 1,94 % pour les autres (2) !
Pour ce qui est des navires enregistrés sous le pavillon du Togo, un des pavillons de prédilection des navires transportant des animaux vivants, 90,3% des inspections ont abouti à un rapport faisant état de déficiences… alors que seulement 10,7% des navires ont fait l’objet d’une détention. Quant à l’Elbeik, il avait déjà été banni, pour de courtes périodes bien que ce fût pour des déficiences multiples.
Dans la période 2019-20, plusieurs inspections et détentions avait fait apparaitre 63 déficiences portant sur les certificats de navigation, les documents de bord, l’état structurel et le respect du Code ISM, dont 5 concernant le système de sécurité anti-incendie3 ! On peut espérer qu’il va maintenant être déclaré en perte totale et sera définitivement retiré de ce triste trafic. On peut tenter de soutenir que les inspections de ces navires, du fait de la présence des animaux, de la nécessité de réduire leur attente à quai, des mouvements pendant le chargement, du souci de ne pas retarder le départ (un navire à quai coûte cher et ne rapporte rien), ne peuvent être aussi soigneusement réalisées que sur d’autres types de navires.
Le même argument est d’ailleurs également soulevé pour excuser les trop rapides ou inexistantes inspections vétérinaires. Mais les navires à inspecter sont ciblés à l’avance, sur leur documentation, leurs historiques, le degré de risque impliqué… Il serait tout à fait possible du fait des rotations de ces navires sur un nombre restreint de ports européens, de prévoir des marges pour des inspections sérieuses, complètes et … suivies d’effets.
Ces transports ont des répercussions sur la sécurité maritime (y compris celle de leurs équipages, largement oubliés), la protection de l’environnement (quelles genres d’émissions ces vieux navires peuvent-ils bien rejeter?), la santé humaine (rejets illégaux de carcasses en mer retrouvées plus tard sur les plages) … Oserais-je aussi mentionner le bien-être des animaux transportés?
Même si les conventions et lois en vigueur sont perfectibles, de nombreux outils de lutte contre ces dérives existent et ont été utilisés pour des navires présentant des risques particuliers, pétroliers et ferries en tête. Et ils ont fonctionné ! Ne peut-on les appliquer aux navires transportant des êtres vivants ? Que peut-il donc bien se passer dans le cerveau des hommes du 21ème siècle pour ne pas être révoltés, ni même émus, par cet état de fait et le laisser ainsi perdurer ?
(1)The Maritime Executive Newsletter, “Fire damages livestock carrier anchored off Spain”, August 10 2021
(2) Rapport annuel 2020 du Memorandum de Paris, « Dealing with the Pandemic”
(3) « 78 bétaillères maritimes agréées par l’Union Européenne », Rapport des ONG Robin des Bois, Animal Welfare Foundation, Tier Schutz Bundzürich, Juin 2021