Analyse
Le grand Hamster d’Alsace : de nuisible à protégé, que fait l’homme à son sujet ?
Le Grand Hamster d’Alsace, Cricetus cricetus, dit aussi Hamster d’Europe, est le plus grand des hamsters et le seul vivant à l’état sauvage en Europe occidentale. Il n’est plus présent dans notre pays qu’en tout petit nombre dans l’Est de la France. Depuis 2020, il est classé par l’UICN en espèce en danger critique d’extinction. Crédit photo : association Sauvegarde Faune Sauvage
Par Brigitte Leblanc, Vétérinaire et membre de l'APRAD
De nuisible à protégé…
Le Grand Hamster d’Alsace était autrefois abondant en Europe et en France, mais uniquement en Alsace. En 1930, il était considéré comme nuisible et victime de ce fait d’une éradication frénétique, surtout dans les années 1960/1980 suite aux dommages causés aux cultures (il engrangerait de 7 à 15 kg par nid chaque année, 1 kg pour son hibernation). Des primes étaient à cette époque offertes aux piégeurs, et les hamsters étaient noyés, piégés, enfumés…
A partir de 1980, on assiste à une chute drastique de sa population en Alsace (plus de 90%) et en 2018 sa population est estimée à un millier d’individus alors que la pérennité de son espèce ne peut être assurée qu’avec un minimum de 1500 hamsters dans une seule zone.
En 2023, le dernier comptage ne comptabilise que 802 terriers dispersés sur trois zones en Alsace.Sa quasi-disparition a amené l’UICN à le déclarer espèce protégée en 1993, avec le risque de le voir disparaître sous 30 ans, puis en danger critique d’extinction en 2020.
Pourquoi donc le hamster, pourtant protégé depuis 30 ans à présent, n’a-t-il pas récupéré un nombre de représentants plus conséquent, en dépit des programmes de protection mis en place par l’Etat ?
Qu’est-ce qui fait mourir le Grand Hamster d’Alsace?
Quels facteurs sont responsables de son déclin depuis les années 1980? Sans surprise, plusieurs facteurs ont « conjugué leurs efforts » et tous ont un point commun : ils sont anthropiques.
Même si on peut déplorer l’extermination dont les hamsters ont été les victimes avant que leur statut ne change, il s’avère que cela ne peut expliquer cette quasi-extinction. Néanmoins, ce changement de paradigme entre extermination et protection du hamster a dû et doit être encore être expliqué notamment aux agriculteurs qui seront, pour diverses raisons, une partie prenante importante de sa réhabilitation.
En effet, les atteintes à son habitat constituent le premier facteur important de son déclin : d’une part, la forte pression urbaine en Alsace qui a réduit et fractionné de façon rapide et inconséquente son habitat historique, entre villes et grands axes routiers infranchissables pour ces animaux. Ce fractionnement de territoire est particulièrement nocif pour le Hamster d’Alsace qui est une espèce solitaire : chaque animal a un vaste domaine pour un si petit animal (2 ha pour les mâles, 0.5 pour les femelles), pourtant il faut bien que les animaux se rencontrent en période de reproduction.
D’autre part, la mécanisation de l’agriculture industrielle a amené à l’agrandissement des parcelles, avec la mise en place de monoculture intensive, principalement de maïs, or le hamster a besoin d’une nourriture variée, alliant cultures fourragères (luzerne, trèfle…) et céréales d’hiver (blé, orge) qu’il ne peut de ce fait plus trouver sur son territoire. Certes, il est friand de maïs mais il a été prouvé que cette alimentation quasi-exclusive à base de maïs est à l’origine de la diminution de sa reproduction, car provoquant de fortes carences responsables de troubles du comportement (infanticide) et de perte de masse.
A cela s’ajoute le fait que les moissons ont été avancées d’un mois, avec des céréales précoces, ne permettant plus au hamster de profiter du couvert protecteur et nourricier dont il bénéficiait pendant sa période de reproduction (avril) jusqu’à son hibernation (octobre). De ce fait, les hamsters ont moins de chance de survie face aux prédateurs, et il n’y a plus de seconde portée dans la saison (le hamster peut en théorie avoir une à deux portées par an, de 5 à 7 petits en moyenne).
Enfin, il faut ajouter à tous ces facteurs de déclin de sa population l’emploi des pesticides qui a été longtemps (et encore maintenant) abusive et irréfléchie vis-à-vis de la biodiversité.
L’analyse de ces données nous montre quelles décisions sont à prendre pour que le hamster puisse vivre de nouveau de façon durable dans la plaine d’Alsace : réaménager et/ou lui rendre un territoire accessible (passages à faune par exemple) et favorable, quitter le modèle de l’agriculture intensive pour revenir à une agriculture raisonnée, vertueuse, diversifiée, sans pesticides.
Quelles actions ?
Même si l’espèce a été déclarée en danger en 1993, les premiers programmes n’ont vu le jour qu’en 2000, avec plusieurs plans nationaux d’action (PNA) successifs portés par le DREAL Grand Est, combinant la (re)construction de l’habitat du grand Hamster et son repeuplement, mais également des actions de sensibilisation. Pourtant la France, suite à une plainte déposée par l’association Sauvegarde Faune Sauvage (SFS, qui avait alerté en 1993 sur la disparition de cette espèce), a été condamnée en 2011 par la CJUE pour insuffisance de protection du Grand Hamster.
En effet, cette haute juridiction a pointé du doigt des lacunes dans l’application par l’Etat français de la Directive de 1992 (dite Directive Habitats) qui protège cette espèce et son habitat : des dérogations accordées de façon assez laxiste par rapport à cette directive, un manque de clarté quant aux mesures de compensation mise en place lors d’accord de dérogation (relâchers de hamsters, protection du milieu de vie…). Une seconde plainte est en cours, déposée par la même association mais cette fois contre le département du Haut Rhin, pour son inaction.
Ces projets nécessitent effectivement que l’Etat et les collectivités locales s’investissent auprès des agriculteurs et entrepreneurs, sachant de plus que le hamster ne serait pas le seul bénéficiaire de ces avancées, que d’autres espèces animales en profiteraient également, ainsi que les sols dans l’augmentation de leur qualité. Tous ces éléments étant connus, comment expliquer alors que tous les plans menés jusque-là n’aient pas donné de meilleurs résultats?
Trop de dérogations à la Directive Habitats
Il faut en chercher la cause dans le système de dérogation de la Directive précitée, et de son utilisation par la France. Tout comme la Convention de Berne dans son article 9, la Directive «habitats » de 1992 venue compléter la Directive « oiseaux » impose dans son article 12 de « prendre les mesures nécessaires » pour la protection stricte des espèces listées, et son article 16 reprend les 5 motifs dérogatoires de la Convention de Berne, que la France a transposés dans l’article L411-2 du Code de l’environnement. Les dérogations ne doivent en théorie n’être accordées que si 3 critères CUMULATIFS sont respectés : qu’il n’y ait pas d’autre solution satisfaisante, que la dérogation ne nuise pas au bon maintien de l’espèce en danger, et enfin qu’un des cinq motifs dérogatoires soit respecté dont le c) qui énonce « d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur ».
Il faut noter que 44 dérogations ont été accordées entre le 9 juin 2011 et le 30 juillet 2021, toutes pour ce dernier motif dérogatoire, dont le fameux grand contournement ouest de Strasbourg, le GCO, qui à lui seul représente 2/3 de l’impact total des dérogations accordées sur cette période sur l’habitat du Grand Hamster.
Enfin, suite à la condamnation de la France par la CJUE, un arrêté du 6 août 2012 gère la mise en place de façon détaillée de la séquence ERC, Eviter, Réduire, Compenser, c’est-à-dire éviter les atteintes à la biodiversité, à défaut les réduire, en dernier lieu compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ou réduites. Le dossier GCO par exemple, évoque bien la séquence complète ERC dont les trois stades sont à gérer dans cet ordre, mais n’offre aucune justification quant à l’évitement et la réduction des impacts, évoquant seulement les mesures compensatoires prévues, alors qu’elles ne devraient intervenir qu’en tout dernier lieu. L’interprétation libre des « raisons impératives d’intérêt public majeur » laisse quant à elle la part belle pour favoriser les intérêts humains bien avant les intérêts de la faune sauvage, fût-elle protégée au niveau européen comme le Grand Hamster.
Cet exemple de la dérogation accordée à ce projet de grande envergure et d’impact sévère sur le Grand Hamster montre bien qu’il est difficile en France de suivre correctement les lois de protection des espèces en danger, face aux enjeux et intérêts politiques et/ou économiques, ceci expliquant la difficulté de cet animal à faire perdurer son espèce et ce malgré 30 ans de « protection ». Les compensations dûes au titre de la destruction des habitats par les entreprises de construction ou de travaux publics sont globalement obtenues, mais ne sont que des compensations, ne permettant pas d’augmenter la population de ces petits rongeurs.
Sensibiliser et repeupler
Concernant le repeuplement, l’association Sauvegarde Faune Sauvage est responsable du plus grand centre de reproduction en vue de repeuplement de cet animal en Europe. L’association participe aussi aux relâchers des hamsters (environ 500 cette année). Pour ce faire, il faut que les terrains aient été préparés : les terrains sont protégés des prédateurs terrestres par des clôtures depuis le relâcher jusqu’à la première hibernation des hamsters, des pré-terriers sont creusés au préalable pour leur assurer les meilleures conditions de survie. Les terrains de relâcher ont fait préalablement l’objet de conventions entre l’OFB et les agriculteurs : l’OFB sensibilise ces derniers à l’importance du Grand Hamster et à son rôle d’ « espèce parapluie » pour la biodiversité. Les agriculteurs adhérant au programme devront garder les terrains sans irrigation ou pesticides, et offrir des cultures diversifiées et favorables au hamster : blé, luzerne, et également terrains laissés en jachère. Les négociations sont parfois difficiles à cause des fortes pressions foncières dans la région mais également parce qu’un changement des mentalités est indispensable.
Néanmoins, ces campagnes de sensibilisation portent leurs fruits, avec entre 150 et 200 agriculteurs adhérents. Nombre d’entre eux sont conscients de la reconquête positive de leurs terrains par la biodiversité, avec la réapparition des insectes, des lièvres, des perdrix…
L’élevage est subventionné à 100% par le DREAL Grand-Est, mais la diminution prochaine du budget alloué va voir diminuer drastiquement le nombre de hamsters relâchés, avec les conséquences que l’on devine. Le programme de création ou réhabilitation de l’habitat du Grand Hamster est également en période de stabilisation, pour les mêmes raisons pécuniaires : le travail se concentre uniquement sur les trois zones historiques de présence du hamster, en axant les efforts sur la reconnexion des zones entre elles, tâche compliquée au vu du caractère peu aventureux du hamster.
Quant à la sensibilisation, elle concerne bien sûr les agriculteurs principalement mais passe aussi par les enfants : les PNA prévoient cet axe de communication que SFS est toute indiquée à prendre en main : mener des présentations dans les écoles en basse saison (lorsque les hamsters hibernent), présenter des stands dans les évènements locaux…Mais l’association se heurte au coût des supports de communication, d’autant qu’il serait dommage de se limiter à l’Est de la France : la préservation du Grand Hamster, symbole des espèces en extinction ici même en France, est un enjeu national.
Quelles solutions ?
Dans l’état actuel des choses, le Grand Hamster d’Alsace est une espèce qui survit « sous perfusion », qui n’est pas en état de se reconstruire naturellement, faute en grande partie d’un habitat suffisant en taille, en connections et en diversité de cultures. Malgré les efforts concertés de toutes les personnes engagées, le constat est encore décevant : le hamster n’est pas encore sorti de la zone rouge, il n’y a pas encore assez d’individus de son espèce pour assurer sa pérennité (il faudrait une population de 1500 hamsters dans une seule zone, alors que pour le moment les terriers se divisent en trois zones en Alsace).
Que faire ? Lui proposer d’autres territoires ? Augmenter le repeuplement ? Certes, mais tout cela a un coût qu’il faut pouvoir assumer : l’élevage, la préparation des terrains, les compensations aux agriculteurs engagés, la communication…Le côté injustement méconnu du Grand Hamster d’Alsace, aussi photogénique soit-il, mais peu porté à la connaissance du grand public et des médias partout en France, dessert également beaucoup son sauvetage.
Il ne serait pourtant que justice que de l’aider à retrouver son habitat et sa vie, puisque sa disparition est de notre fait, par toutes les erreurs et mauvaises gestions commises volontairement ou non, sur son habitat et sur lui-même, par les monocultures, les pesticides…Son retour signe la renaissance d’une nature riche, les agriculteurs concernés le remarquent, les promeneurs aussi, qui peuvent admirer dans les champs de luzerne ou de blé la réapparition des animaux sauvages, et non plus des champs de maïs à perte d’horizon. Il nous faut quitter l’anthropocentrisme réducteur qui gère autant les décisions politiques qu’économiques, et accorder la priorité à la vie de cet animal.