Analyse
Dérogation à l’article R214-70 du code rural sur l’abattage avec étourdissement
L’abattage consiste à tuer un animal d’élevage pour sa viande, sa peau ou sa fourrure. Les animaux d’élevage (bovins, porcins, ovins, caprins, équidés) sont abattus dans des abattoirs agréés, les volailles et les lagomorphes peuvent aussi l’être dans des établissements d’abattage non agréés (EANA) pour satisfaire des circuits courts. L’abattage se fait obligatoirement après étourdissement de l’animal permettant son inconscience et son insensibilité durant toute la saignée, c’est elle qui provoque la mort. Il existe trois dérogations à l’abattage avec étourdissement, prévues dans l’article R214-70-1 du code rural (CRPM) : pour l’abattage rituel, pour celui du gibier d’élevage (chevreuil, sanglier), par un procédé qui provoque une mort immédiate et la mise à mort en cas d’extrême urgence.
Claire Borrou vétérinaire, master éthique animale, DU de droit animalier.
On ne considère pas comme abattage les mises à mort prévues à l’article R214-63 (CRPM) lors de l’expérimentation animale ou de la chasse ou si celle-ci fait suite à une tradition comme la corrida. Il existe des mises à mort autorisées en dehors d’un établissement d’abattage (CRPM 214-77 à 79) : pour des raisons sanitaires (maladies règlementées comme la peste aviaire), pour les animaux élevés pour la fourrure (fin prévue en 2025), pour les poussins refusés dans les couvoirs qui sont broyés (fin prévue début 2022). Est autorisée pour la consommation privée, la mise à mort à la ferme mais seulement pour le mouton, la chèvre, le porc, la poule et le lapin et uniquement si l’animal a été élevé par son propriétaire, la vente à autrui est interdite (CRPM R231-6). Depuis 2001, les sites temporaires d’abattage (hangar, pré) lors de l’Aïd ont été supprimés, l’arrêté du 18/12/2009 autorise les « abattoirs temporaires » uniquement après un agrément octroyé par la direction des services vétérinaires.
I- L’abattage conventionnel avec étourdissement
Historiquement l’étourdissement est mis au point en Angleterre par Dr B.Ward Richardson par gazage en 1853 puis par courant électrique en 1882 et devient obligatoire en 1933 (pistolet ou pinces électriques). En France : 1850 parait la loi Grammont sur la maltraitance animale sur la voie publique, 1963 la loi sur les actes de cruautés mais l’étourdissement avant la saignée ne devient obligatoire qu’en 1964, afin d’éviter la souffrance animale et assurer la sécurité des employés.
En Europe, en 1974 la Directive Européenne 74-577 standardise l’abattage dans les pays européens et rend l’étourdissement obligatoire avant la jugulation (par pistolet à tige, à percussion, électronarcose, gazage) de façon réversible ou non. En 1988, la Convention Européenne sur la protection des animaux d’abattoir vise à uniformiser l’équipement des abattoirs et les méthodes d’abattage. Et en 2009, le Règlement 1099-2009 renforce le respect du bien-être animal par un étourdissement qui maintient l’animal dans un état d’inconscience et d’insensibilité jusqu’à la mort. Une dérogation (Directive 93-119) est prévue pour les abattages rituels afin de respecter l’article 9 de la Convention des Droits de l’Homme de 1953 et l’article 10 de la charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne de 2009 sur la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion et pratiquer ses rites.
En France, l’abattage avec étourdissement est règlementé par le code rural (CRPM) aux articles R214-63 à 81 et au pénal par les articles R215-8, L237-2, L214-3, L215-11.
L’abattage conventionnel s’effectue en France dans un abattoir agréé par le préfet, après étourdissement irréversible ou parfois réversible. Les locaux sont standardisés, les méthodes de mise à mort, les fiches de poste, les modes opératoires sont définis, un responsable de la protection animale (salarié de l’abattoir) est nommé pour contrôler la bientraitance des animaux. Les services vétérinaires vérifient le bon fonctionnement de toutes les étapes, de l’arrivée des bêtes en bouverie à leur mort puis le traitement des carcasses et le contrôle de la viande avant de l’estampiller ou de la saisir si impropre à la consommation. Ils mettent des PV pour maltraitance animale ou non-conformité du matériel ou des procédures.
II- L’abattage rituel
L’abattoir qui veut abattre sans étourdissement pour des motifs religieux doit obtenir une dérogation auprès du préfet (qui n’est pas pérenne) et justifier d’un matériel de contention adapté et d’un personnel formé et certifié. La dérogation n’est accordée que pour une espèce spécifique et avec un système d’enregistrement afin d’assurer une bonne traçabilité. Cela représente en France 147 abattoirs de gros animaux sur 263 et 68 abattoirs de volailles sur 670 ayant demandé cette dérogation.
L’abattage rituel consiste à trancher la gorge des animaux à l’aide d’un couteau, sans étourdissement préalable pour les bovins, ovins, caprins, volailles, une fois stabilisés sur le dos dans un piège rotatif ou suspendus pour les poulets, par un sacrificateur qui a suivi une formation (dont le certificat de compétence en protection animale) et qui est habilité par un organisme religieux agréé. La viande est certifiée casher par le sacrificateur juif lui-même, il est payé par le rabbinat. La viande halal est certifiée par un certificateur salarié d’une entreprise privée indépendante du culte musulman alors que le sacrificateur halal est salarié de l’abattoir. Les taxes perçues pour la viande abattue casher reviennent au culte car sacrificateur et certificateur sont une même personne mais pour la viande halal les taxes sont perçues par l’entreprise de certification, ce qui assure une rentabilité non négligeable, le culte musulman ne percevant que le montant de la carte d’agrément du sacrificateur. Les cadences rituelles sont plus longues que sur une chaine normale d’abattage (45 bovins par heure normalement, 15 en rituel casher et 30 en rituel halal).
Les problèmes éthiques posés par l’abattage rituel
La mort par jugulation sans étourdissement n’est pas immédiate, l’animal met du temps avant de perdre conscience par hypotension (1 à 2 minutes) surtout les vache laitières, qui, à cause de leur vascularisation particulière (elles font de faux anévrismes), meurent en 10 à 14 minutes. L’animal subit le stress d’être basculé sur le dos et ressent la douleur durant l’égorgement puis l’étouffement qui s’en suit, ce qui explique qu’il se débatte jusqu’à sa mort.
La mort par jugulation provoque la rupture de l’œsophage, ce qui entraine une contamination possible de la carcasse et le non-respect des consignes sanitaires. Les viandes refusées par le sacrificateur repassent dans le circuit traditionnel à l’insu du consommateur. Le sacrificateur juif examine l’animal une fois tué avant l’éviscération : s’il constate un défaut (une adhérence pulmonaire, un corps étranger), il refuse la carcasse et fait abattre un autre animal de façon rituelle. Pour un animal abattu casher qui convient, il faut compter 2 à 6 animaux abattus rituellement. De plus, les cultes musulmans et juifs ne consomment que les avants des carcasses donc tous les arrières des bêtes qui se composent des morceaux les plus nobles (filets), repassent dans le circuit normal de la vente de viande.
Le décret du 01/07/2012 prévoit que la quantité de viande abattue de façon rituelle correspond aux besoins des communautés du pays. Or la traçabilité est inopérante, et 50 à 80% de la viande rituelle produite en France part à l’exportation. Sur 10 millions d’animaux abattus en France, 40% de bovins, 58% d’ovins, 22% de caprins le sont de façon rituelle, alors que la population juive n’est que de 2% et la population musulmane de 8% (rapport DGAER de 2011).
Il existe aussi un problème économique : il n’est pas normal que tous les consommateurs français paient la taxe de certification de la viande au profit des organismes religieux ou privés quand la viande refusée se retrouve dans le circuit normal (rapport de la sénatrice Goy Chavent du 17/07/2013). De nos jours, le marché halal est accaparé par la grande distribution et par de grands groupes agroalimentaires, ce qui augmente la consommation de viande halal, qui autrefois était plus discrète.
III- Evolution des demandes de la société
Suite aux progrès de la science et du droit, l’animal est reconnu « sentient » depuis la Directive sur l’expérimentation animale 2010/63/UE. Cela concerne tous les vertébrés dont les poissons, ainsi que les céphalopodes, les lamproies et les fœtus dans le dernier tiers de gestation. L’animal est aussi reconnu « être sensible » dans l’article 515-4 du code civil en 2015, article placé entre les violences faites aux femmes, aux personnes vulnérables et les biens.
La conscience et l’intelligence de l’animal sont affirmées grâce aux travaux de P.Le Neindre (INRA) et le rapport de l’INRA sur la douleur de l’animal en 2009 confirme sa capacité à la souffrance.
Le bien-être animal est défini par l’ANSES en février 2018 non seulement comme sa bientraitance mais aussi le respect de ses émotions et la satisfaction de ses attentes.
En 2016, les éleveurs manifestent leur souci de connaitre les conditions de mise à mort de leurs animaux emmenés à l’abattoir par les maquignons. Certains réclament l’abattage à la ferme (en expérimentation en France en ce moment) ou créent des abattoirs plus lents et respectueux comme à Ahun en Creuse où seulement sept vaches par semaine sont abattues.
En 2016, les images de L214 dans les abattoirs vont provoquer l’enquête du député Olivier Falorni et montrer des disfonctionnement dans les abattoirs : cadences excessives, matériel défectueux, formation insuffisante. Les actes de cruauté et mauvais traitements envers l’animal sont reprochés par la société civile (87%) et les lois sur la maltraitance se durcissent comme le montre le débat parlementaire du 12/01/2017 lors de la PPL de Mr Falorni. La PPL de Mr Lamblin et Mme Gaillard sur la modification de l’article L214-3 avait tenté d’interdire les mauvais traitements durant l’abattage et réclamait l’étourdissement comme obligatoire.
Evolution de l’Union Européenne sur l’abattage rituel
Le bien-être animal est le fer de lance de l’Union Européenne : on en parle la première fois dans la déclaration de Maastricht en 1992 puis dans le protocole 33 du traité d’Amsterdam en 1997 puis dans l’article 13 du traité de Lisbonne en 2007 : « La protection du bien-être des animaux en tant qu’être sensible constitue un objectif légitime d’intérêt général. »
En 2006 la fédération des vétérinaires d’Europe qualifie l’abattage rituel d’inacceptable.
Le 25/10/2011, l’initiative parlementaire européenne sur l’étiquetage relatif aux méthodes d’abattage est pourtant un échec. Il n’était pas question de stigmatiser les religions mais juste d’indiquer si l’animal avait été étourdi ou pas avant la saignée par les chiffres 0 ou 1.
Le décret flamand de 2017 exigeant l’étourdissement systématique (réversible) des animaux avant leur mise à mort en abattoir a provoqué une contestation des communautés juives et musulmanes de Belgique auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Mais le 17/12/2020, la Cour a estimé que l’étourdissement préalable d’un animal lors de son abattage pouvait être imposé au nom du bien-être animal dans l’Union Européenne, sans qu’il nie pour autant la liberté des cultes et rites traditionnels juifs et musulmans.
Par un arrêt du 26/02/2019, la Cour affirmait déjà l’impossibilité d’apposer le logo d’ « agriculture biologique » sur des viandes de veaux issues de l’abattage halal sans étourdissement préalable, car ne respectant pas les normes de bien-être animal. De même il n’y aura jamais le logo « agriculture biologique » sur le foie gras.
Donc certains pays européens exigent un étourdissement post-jugulation immédiat pour soulager l’animal lors d’abattage rituel (Grèce, Autriche, Finlande …). D’autres pays (Suède, Belgique, Danemark…) demandent un étourdissement réversible avant la saignée (qui ne provoque pas la mort mais rend seulement inconscient l’animal). Enfin d’autres pays (Suisse, Slovénie) ne pratiquent pas d’abattage rituel du tout sur leur territoire mais alors leurs maquignons viennent abattre rituellement dans les pays limitrophes, comme la France.
Evolution de l’abattage rituel en France
Le 27/03/2012, l’œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir (OABA) avait demandé au premier ministre de supprimer la dérogation prévue par l’article R214-70-1. La décision de Conseil d’Etat du 05/12/2013 l’a débouté.
En novembre 2015, l’Ordre National des Vétérinaires avait émis un avis : « tout animal abattu doit être privé de conscience d’une manière efficace préalablement à la saignée et jusqu’à la fin de celle-ci ». C’est pourquoi il faut supprimer la dérogation à l’étourdissement pour les abattages rituels, concédée par la France dans le code rural. L’ordre n’est pas favorable à mettre en place un étourdissement de soulagement post-jugulation qui pourrait entrainer un certain nombre de dérives et surtout retarder davantage la suppression de cette dérogation. L’abattage rituel ne serait pas interdit mais devrait être pratiqué avec un étourdissement même réversible avant la saignée. Tant que cette dérogation persiste, l’Ordre National des Vétérinaires demande à ce que le consommateur soit informé si l’animal a été ou non préalablement étourdi, au nom de la transparence et de la protection du consommateur prévue au niveau européen (Règlement CE 853-2004 exigences sur le BEA, la traçabilité, les règles sanitaires).
La loi EGALIM (agriculture et alimentation) votée le 02/10/2018 a permis la création du comité d’éthique en abattoir, la mise en place des peines pour maltraitance en abattoir et durant le transport des animaux, ou encore l’interdiction de nouveaux élevages de poules pondeuses en cage. Mais les caméras en abattoir restent facultatives et il n’y a pas eu d’amélioration de la traçabilité des viandes rituelles, ni d’étourdissement obligatoire pré-saignée, ni d’interdiction pour les femelles gestantes d’être abattues dans le dernier tiers de gestation.
L’OABA a déposé le 17/06/2020 une requête devant le Conseil d’état afin d’obtenir la traçabilité des viandes et de leurs circuits de distribution, sans succès. Alors le 22/02/2021, l’OABA a distribué 840 affiches dans 10 villes en France donnant les numéros des abattoirs qui ne pratiquent pas l’abattage rituel afin de sensibiliser et d’informer les consommateurs (le code de l’abattoir et de l’atelier de découpe figurent sur l’étiquette dans la grande distribution, ils sont à demander chez l’artisan boucher).
Sur la question de l’abattage rituel sans étourdissement, le ministre de l’agriculture Mr Denormandie disait le 22/10/2020 que « dans le contexte que vit notre société c’est un débat qui va attiser des tensions » et il préfère comme son prédécesseur Mr Travert l’avait fait en 2017, moderniser les abattoirs et y améliorer les conditions de travail plutôt que de supprimer la dérogation.
Conclusion
Exiger un étourdissement obligatoire (même réversible) avant la saignée des animaux en abattoir est essentiel pour garantir le respect de l’animal et sa bientraitance jusque dans sa mort.
C’est aussi respecter la liberté de conscience du consommateur et assurer la protection de sa santé.
C’est techniquement et juridiquement possible car la dérogation à l’étourdissement relève du pouvoir règlementaire, le ministre de l’agriculture peut réformer l’article R214-70-1 par décret, mais la France n’est pas prête à modifier la dérogation pour des raisons politiques.
Mais il ne suffit pas de modifier les méthodes d’abattage des animaux, il faut également se soucier d’améliorer leurs conditions de vie, d’élevage, de transport car réduire la souffrance animale c’est aussi soulager la souffrance de l’humain qui travaille chaque jour dans ces domaines, diminuer le taux de suicides des agriculteurs, de dépression ou turn-over du personnel des abattoirs.