Analyse
Transport d'animaux : la saga du M/V Bahijah
Alors que, malgré ses promesses, la Commission Européenne a annoncé reporter sine die les améliorations promises sur sa législation en matière de bien-être animal, seule semble rester d’actualité la révision du Règlement de 2005 sur les transports.
Par Nathalie Soisson, présidente de l'APRAD
Le texte dévoilé en Décembre comporte quelques améliorations, mais se révèle dans l’ensemble bien décevant, notamment en ce qui concerne les transports maritimes. L’aventure australienne du M/V Bahijah est là pour nous rappeler les problèmes spécifiques inhérents à ce mode de transport, incompatible avec le bien-être des animaux.
Le voyage commence le 5 janvier lorsque le navire, chargé d’environ 12000 ovins et 1200 bovins, quitte le port de Fremantle en Australie occidentale avec pour destination la Jordanie. Le Bahijah est un navire assez récent (2010). Il navigue sous pavillon Marshall Islands, et serait opéré par une société croate. Il dispose de 7 ponts, 4 fermés, 3 ouverts, et est armé par un équipage de 35 marins. Pour une fois, le problème n’est pas le navire lui-même.
La route maritime d’Australie en Jordanie passe devant le Yemen où le risque d’attaque par les rebelles Houthis est actuellement important. Du fait de cette menace, après deux semaines de navigation, le navire est stoppé près des Maldives, en attente d’ordres sur la suite du voyage. Le 16 janvier, il est décidé de changer de route et de passer par le cap de Bonne Espérance. En effet, il apparait que le navire appartient en fait à la société israélienne Bassem Dabbah Ltd et serait à destination d’Israël où il s’est déjà rendu plusieurs fois, ce qui fait de lui une cible pour les Houthis. Mais cette nouvelle route implique de redescendre vers le sud, doubler un cap où les mers sont particulièrement dangereuses et imprévisibles et contourner l’Afrique…
Le 20 Janvier, Adam Fennessy, Ministre australien de l’Agriculture, des Pêches et Forêts (Department of Agriculture, Fisheries and Forrestries) demande le retour immédiat du navire en Australie, pour des raisons de sécurité. Cette demande serait due « aux circonstances exceptionnelles et tenant compte des considérations de bien-être » pour les animaux. Il est précisé que le navire est « monitoré » par le Ministère, qu’il y a à bord un vétérinaire ainsi qu’un préposé aux animaux accrédité. Comme condition de son départ, l’exportateur (dont l’identité n’est pas mentionnée) a été obligé de fournir un plan d’urgence et du fourrage et des produits vétérinaires en surnuméraire pour le voyage considéré.
Plusieurs ONGs de protection animale qui, elles aussi, surveillent ce voyage, demandent à l’exportateur de suspendre volontairement les passages par les zones de conflit.
Le 1er Février, après près d’un mois en mer, le Bahijah arrive à Fremantle, son point de départ. Il aurait pu aller à quai dès le 29 janvier, mais le Ministère a souhaité d’abord obtenir une évaluation des risques de biosécurité provenant d’animaux restés si longtemps en mer. A cet effet, deux vétérinaires sont envoyés à bord par le Ministère.
L’exportateur soumet une demande aux fins d’être autorisé à débarquer une partie des animaux pour contrôle sanitaire en quarantaine, recharger de la nourriture et du fourrage… et repartir avec les animaux à bord pour un voyage de 33 jours autour de l’Afrique.
L’ONG Alliance for Animals en appelle « au bon sens et à la décence », choquée que cette option puisse être seulement envisagée. De son côté, la Maire de Fremantle s’inquiète pour la
communauté, du fait de l’odeur provenant du navire. Il faut dire qu’une grosse vague de chaleur (41°C) frappe la région.
A ce stade, pendant que Ministère et exportateur discutent des options possibles, aucun animal n’a encore été débarqué.
Les considérations prises en compte par le Ministère, réaffirmées de façon répétée, concernent « des évaluations complexes pour trouver un’équilibre entre la biosécurité australienne, la législation sur les exportations, les considérations sur le bien-être des animaux, et les exigences de nos partenaires commerciaux ».
Les retours des différents vétérinaires sont rassurants sur l’état des animaux, qui ne présenteraient pas de problèmes « significatifs » et ils en concluent qu’il n’est pas nécessaire de les débarquer pour raison de santé.
Le 2 Février, le Ministre, Adam Fennessy, s’adresse aux media et reconnait que l’épopée des animaux à bord du Bahijah suscite un fort intérêt de la part du public. L’exportateur demande la permission de débarquer plusieurs centaines d’animaux en bonne santé, ce qui est accepté sous réserve du respect des protocoles sanitaires. Un départ via le Cap de Bonne Espérance des animaux restés à bord est toujours considéré.
Le 3 Février, le navire repart en mer « pour le confort des animaux à bord » (!) et pour procéder à un « nettoyage ordinaire » (routine cleaning), à savoir nettoyer les ponts, remettre de la litière sèche et isolante (il n’est pas précisé ce qu’il advient de la litière souillée…).
Le 5 Février, le Ministère rejette finalement la demande de procéder à un nouveau départ par le Cap, par souci de santé et bien-être des animaux, mais aussi parce qu’il ne serait pas certain que les conditions d’importation en Israël soient satisfaites. Il est clair que cette décision est également influencée par l’intérêt que le public porte à cette affaire. Il appartiendra ensuite à l’exportateur de prendre les décisions commerciales concernant les animaux, que le Ministère souhaite voir intervenir aussi rapidement que possible.
Le 12 Février, les opérations de débarquement commencent. Le 14, tous les animaux ont enfin quitté le navire.
Le bilan officiel concernant la mortalité des animaux serait de 4 bovins et 64 ovins décédés à bord, soit 0.18 et 0.45 % respectivement, considérés « sous les niveaux déclarables » (sic), ainsi que 7 bovins et 6 moutons décédés à terre.
Comme d’habitude, aucun chiffre n’est donné concernant les maladies déclarées ni les blessures survenues. Un des éléments incontournables de la révision du Règlement devrait concerner les mesures des souffrances animales durant les transports ainsi que leurs causes. La remontée des accidents, blessures, maladies, décès, ainsi que la mise en place d’indicateurs précis permettant d’évaluer la condition des animaux tout au long du voyage sont les seuls moyens de s’engager dans un processus d’amélioration continue.
Il est intéressant de noter que, dans le même temps, un autre navire, le M/V Jawan, a quitté l’Australie avec 60 000 moutons à son bord, à destination d’Aqaba, Jordanie, où il est arrivé le 19 Février. Le navire a été autorisé à naviguer avec un plan d’urgence et un dernier contrôle sur la situation 72 heures avant son entrée en Mer Rouge. Il est probable que ce navire n’avait aucun lien avec des intérêts israéliens.
Outre les dangers inhérents à tout transport d’animaux vivants, sans parler des risques spécifiques liés à la fortune de mer, les transports par mer ne peuvent s’affranchir des réalités géopolitiques. En l’espèce il est heureux que le gouvernement ait pris ses responsabilités.
On se réjouit aussi que l’implication des citoyens et des associations de protection animale ait pesé dans la balance. La RSPCA Australia rapporte qu’une pétition parlementaire visant à légiférer en faveur de la fin des exportations de moutons vivants a obtenu 44000 signatures et serait soutenue par 78% des australiens sous réserve de conditions d’accompagnement pour les éleveurs.
Sources
- The Maritime Executive, 22 et 26 Janvier, 1 et 5 Février 2024
- Gouvernment of Australia, Department of Agriculture, Fisheries and Forestries, MV Bahijah
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